Un rêve prémonitoire...


      "Une bibliothèque  ? Où cela ?", tonna le ténor. "Je ne vois que des livres, et des livres, et des livres!" Et il avait raison. Nous soupesâmes les rangées et les étagères, les couvertures et les feuillets, nous y ajoutâmes même les caractères et leur grasse typographie, mais le plateau ne s'enfonça, ni le fléau n'oscilla. "Est-ce là le poids de la Connaissance ?" ténorisa le tonneur. Et il avait encore raison. "Suivez-moi, et je vous dirai ce que j'en sais !" Nous le suivîmes sans le voir, au son de sa voix tonitruante. Certains portaient encore quelques ouvrages. Les feuilletant, il s'aperçurent qu'ils étaient vierges et les jetèrent.

      "Le Savoir a le sommeil léger." (Il parlait par énigmes.) "Il n'est à l'aise que dans la course ou lorsqu'il vole en rêve. Les dormeurs et les marathoniens l'ont bien compris."

      Ses mots s'embourbaient dans notre esprit fangeux. Parfois, l'un d'eux prenait racine. On s'arrêtait alors pour le regarder pousser. Mais le parleur avait de grandes enjambées et il fallait aussitôt reprendre la marche.

      Peu à peu, nous perdîmes le rythme. Les vérités répercutaient leurs échos par bribes que l'on se répétait de bouche à oreille. "Le Déluge a depuis longtemps déposé son limon." ou encore "La culture, hors maraîchère, reste l'apanage des Saints." Bientôt, sa voix se mêla au ressac des océans, puis aux babils des étoiles. Nous nous arrêtâmes l'esprit gourd et les jambes vides. Nos langues récupérèrent les premières et diffusèrent des avis partagés d'une façon illusoire.

      "Jamais nous ne rattraperons le Sage à la voix d'or. Nous parcourrions ce monde et tous les autres, des labyrinthes chthoniens aux nuées vespérales, que nous ne croiserions pas même son ombre."

      "Qu'avons-nous à faire de ces inepties sans fondements ?" (Mais n'est-ce pas là le propre des inepties ?) "Retournons à la bibliothèque avant de nous apercevoir que nous sommes perdus." Les mots prononcés, il était déjà trop tard.

      "Dans le désert, tout chemin est bon." lança quelqu'un. "Peut-on appliquer le même raisonnement en ville ?" demanda un autre. De fait, nous étions échoués sur des trottoirs inconnus, et la rue était peu passante, voire complètement déserte, ce qui explique le premier aphorisme.

      Nous retournâmes alors dans les flots cinéraires des paroles envolées, où la lumière est diffuse et ses rayons opaques, où même l'amertume des fluides vitaux est porteuse de sens. Une partie de notre esprit, la plus nébuleuse et la plus inconsciente de toutes, se remémora le savoir interdit, tandis que les autres oubliaient jusqu'à l'oubli. Nous flottâmes et dérivâmes — certains coulèrent et s'enfoncèrent — dans le courant de ces rivières anonymes, attendant sans impatience le verdict de la résurgence. Quand sa lumière nous vrilla les yeux, nous émergeâmes de la matrice à reculons, à croupetons et à tâtons.


Une arrivée tonitruante


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